Tribune parue dans Le Monde le 28 novembre 2019
Un collectif de seize femmes – syndicalistes, féministes et économistes – dénonce l’aggravation des inégalités de pensions entre hommes et femmes qu’engendrerait un système de retraite par points.
L’activité professionnelle croissante des femmes depuis les années 1960 a fortement contribué à leur autonomisation comme au financement des retraites. Mais l’écart de pensions entre les femmes et les hommes reste très important, il amplifie les inégalités de salaires. Tous régimes confondus, il est de 42 % pour les pensions de droit direct, contre 24 % pour les salaires. Les femmes sont contraintes de partir en moyenne plus tard à la retraite que les hommes, elles subissent plus souvent la décote du fait de carrières trop courtes. Leur pension, trop faible, est plus souvent rehaussée par un dispositif de minimum de pension.
La situation continue de se dégrader sous l’effet des réformes passées (allongement de la durée de cotisation, réduction des droits familiaux, etc.). Il est donc urgent d’en finir avec ces inégalités. Nul besoin d’adopter le projet Delevoye de retraite par points à la place du système par annuités. Bien au contraire ! Car en dépit de la communication du gouvernement qui prétend que le nouveau système serait avantageux pour les femmes, la réalité est tout autre.
Dans un régime par points, en effet, la pension doit refléter au plus près la somme des cotisations versées au long de la vie active. C’est une logique d’individualisation. En prenant en compte toute la carrière au lieu des vingt-cinq meilleures années pour le régime général ou des six derniers mois pour la fonction publique, un tel régime ne peut que faire baisser le niveau des pensions pour de nombreux et nombreuses fonctionnaires, et pour toutes les personnes aux carrières heurtées, d’abord des femmes. Il intègre en effet les plus mauvaises années dans le calcul de la pension, alors qu’elles en sont actuellement exclues. Chaque période non travaillée, à temps partiel, en congé parental, au chômage, ou mal rémunérée, fournit peu ou pas de points : autant de manque à gagner pour la pension.
Les femmes sont les bénéficiaires majoritaires des dispositifs de solidarité ; or ceux-ci deviennent bien moins importants dans les régimes par points. Les inégalités de pension entre les sexes y sont donc très supérieures. L’exemple des régimes par points Agirc et Arrco est significatif : l’écart de pension entre femmes et hommes y est respectivement de 59 % et 39 %, alors qu’il est de 24 % au régime général par annuités !
Forte régression des pensions de réversion
Concernant les droits familiaux, ce que propose le rapport Delevoye est, en tout et pour tout, une majoration de pension de 5 % par enfant, attribuée au choix du couple à l’un ou l’autre, ou par moitié à chaque parent. Cette proposition remplacerait à la fois l’actuelle majoration de 10 % pour trois enfants attribuée à chacun des parents, et les majorations de durée d’assurance attribuées aux mères pour chaque enfant, qui sont, elles, supprimées !
On peine à croire que ce système serait plus avantageux pour les femmes. On peut au contraire craindre que les couples préfèrent attribuer la majoration aux pères du fait de leur pension plus forte. Que se passera-t-il pour les femmes en cas de séparation du couple ?
Enfin, le projet Delevoye prévoit une forte régression des pensions de réversion. L’âge d’ouverture du droit passerait à 62 ans (55 ans aujourd’hui au régime général et aucun seuil d’âge pour la fonction publique). Ce droit serait aussi supprimé pour les personnes divorcées ou remariées. Avec le nouveau calcul, de nombreuses personnes aux pensions pourtant modestes percevraient, lors du décès de leur conjoint, une pension de réversion bien plus faible qu’aujourd’hui. Or la réversion représente aujourd’hui en moyenne le quart de la pension des femmes (et une part négligeable de celle des hommes) ; 90 % de ses bénéficiaires sont des femmes.
Ce projet ne ferait donc que pénaliser encore les femmes. Il est inacceptable. Néanmoins, le système actuel doit être amélioré. Citons quelques mesures qui profiteraient à une majorité et plus encore aux femmes. Tout d’abord, le minimum de pension doit être augmenté. Certes, le projet prévoit qu’il serait porté à 85 % du smic net, soit 1 000 euros par mois pour une carrière complète. Mais c’était déjà un objectif inscrit dans la loi de 2003, qui devrait être une réalité depuis 2008 ! Pas besoin de changer de système de retraite pour respecter cet engagement.
Double pénalisation
Il faut mettre fin à l’allongement continu de la durée requise de cotisation et revenir à une durée réalisable par tous et toutes compte tenu de la situation de l’emploi et de la pénibilité des métiers. Notre conception de l’égalité et du progrès n’est pas d’aligner la durée d’activité des femmes sur celle des hommes, mais de permettre aux femmes comme aux hommes de réduire leur durée de travail sans pénalisation financière. La décote pour carrière incomplète constitue une double pénalisation – ce que reconnaît le rapport Delevoye – puisque la pension est de toute façon calculée au prorata de la carrière réalisée. Elle doit être supprimée. Il faut aussi revenir à un calcul de la pension basé sur les dix meilleures années.
Les majorations pour enfants restent indispensables pour atténuer les inégalités, mais elles ne doivent pas pérenniser l’assignation des femmes aux tâches parentales. L’évolution du système de retraites est inséparable de l’objectif d’égalité de genre.
En amont et en lien avec la retraite, il est donc urgent de mener une politique volontariste en faveur de l’égalité salariale et professionnelle des femmes et des hommes, ce qui vise aussi l’égalité des taux d’activité : celui des femmes est actuellement de huit points inférieur. Les ressources des régimes en seraient fortement améliorées, tout comme les droits directs à pension des femmes. Éliminer les obstacles à leur emploi suppose une politique publique de création de places de crèche, le partage à égalité du congé parental, une lutte à tous les niveaux contre les
discriminations et les stéréotypes sexués.
Enfin, à partir du moment où la proportion de retraités augmente dans la population, il est normal que la part des dépenses de retraite dans la richesse produite augmente, contrairement à ce qui est projeté. La retraite est un choix de société. Le fait d’aborder cette question à partir de la situation des femmes permet de dégager des solutions de progrès pour toutes et tous.
Agathe, collectif Nos retraites ; Ana Azaria, présidente de Femme égalité ; Sophie Binet, pilote du collectif femmes Mixité de la CGT ; Claire Charlès, secrétaire générale les Effrontées ; Ismahane Chouder, Collectif des féministes pour l’égalité ; Sigrid Gérardin, secrétaire nationale FSU ; Cécile Gondard Lalanne, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires ; Bernadette Groison, secrétaire générale FSU ; Murielle Guilbert, secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires ; Sabina Issehnane, pour les Economistes atterrés ; Christiane Marty, pour la Fondation Copernic ; Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme !; Suzy Rojtman, porte-parole du CNDF ; Sabine Salmon, présidente nationale de Femmes solidaires ; Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac ; Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT